Je me demande combien de fois il nous arrive, nous éleveurs, exposants ou juges de prendre le temps de réfléchir à la facilité avec laquelle nous nous habituons aux changements qui peuvent affecter une race. Dans certains cas, ces changements peuvent devenir tellement prégnants dans une race qu’ils en deviennent des caractéristiques recherchées, quand bien même elles n’apportent rien en termes de typicité ou d’utilité, ou pire, sont en contradiction avec le standard de race en vigueur. Généralement, pareils changements voient le jour chez des chiens exposés par des propriétaires ou des handlers connus, dans la mesure où ce sont souvent ces personnes qui établissent les critères que d’autres s’empressent de faire leurs.
Comment les changements se produisent-ils ?
Ils émergent quand telle portée, produite par tel éleveur, atteint l’âge où les chiots vont commencer à être présentés à des juges. L’éleveur qui appréhende sa race de manière globale regarde chaque chiot à la lumière du standard et de ce que l’on recherche pour la race. Chez la plupart des races, la “modération” est désirable sur de nombreux points et c’est l’homogénéité de cette modération chez un animal qui contribuera de manière significative à son équilibre morphologique et donnera cette impression que chaque élément est à sa place dans un ensemble fluide. Néanmoins, il arrive parfois qu’un chiot présente une caractéristique qui a le don d’accrocher le regard. Immanquablement, ce “quelque chose en plus” a de fortes chances d’être l’exagération d’un aspect ou d’un autre (encolure trop longue, dos trop court, tête trop raffinée ou hyper typée, angulations arrière excessives) : c’est là que réside le danger. L’éleveur qui a sa race dans le sang saura reconnaitre cette exagération pour ce qu’elle est et écartera le chiot en question de son programme d’élevage, dans la mesure où il s’écarte trop du type correct. De nombreux autres éleveurs, sûrement moins expérimentés, sûrement moins investis dans la race, ne manqueront pas de subodorer, de manière très terre à terre, que cette exagération qui attire systématiquement son regard à lui, attirera également le regard du juge quand ce chien entrera sur le ring. Et c’est comme ça qu’un tel chiot reste grandir chez son éleveur, pour y être entraîné et mis en condition.
A partir du moment où un chien qui s’éloigne de la norme commence à gagner, le processus est enclenché.
Ce chien fait alors son entrée sur les rings d’honneur et les autres juges s’extasient sur son excellente ossature, ses angulations fabuleuses, son dos ultra-court, son implantation de queue haute, son profil fantastique, ses allures de rêve, ou que sais-je encore, même si ce ne sont pas là des caractéristiques spécifiques à la race en question. Ils le récompensent quand il est soumis à leurs jugements, et d’autres leur emboitent le pas.
Au bout d’un moment, les éleveurs voient ce chien gagner partout où il va, et commencent à se dire qu’ils seraient bien inspirés de se mettre à produire quelque chose dans ce goût là. Les voilà alors qui se précipitent pour utiliser ce fameux chien et, en quelques années, ce qui était au départ une déviation par rapport au type a pris pied dans la race.
En peu de temps, les juges se retrouvent à juger une classe de six chiens, dont cinq appartiennent au “nouveau” type déviant et un seul est correct en tous points. Le juge dont la connaissance de la race est suffisamment solide sera capable de dire avec fermeté : “Celui ci est conforme au type, les autres ne le sont pas” et prononcera ses jugements en conséquence. Or, de nombreux autres juges, qui n’auront pas une connaissance aussi poussée de cette race, choisiront la facilité, présumant que les cinq chiens, puisqu’ils sont majoritaires, sont forcément conformes au type, privant de fait le sixième de toute chance de récompense.
Ceci est particulièrement vrai de la taille au sein d’une race. Très nombreuses sont nos races à être devenues plus grandes au fil des ans, en partie, peut-être, grâce à une meilleure alimentation. De fait, de manière insensible, les tailles ont augmenté. Dans la mesure où seule une poignée de races qui comportent plusieurs variétés déterminées par la taille doivent être mesurées et pesées, cette augmentation est passée quasiment inaperçue.
Cependant, quand un éleveur consciencieux expose un chien qui correspond exactement à la taille stipulée par le standard de race, les autres exposants le dénigrent, disant qu’il est trop petit, alors qu’en réalité c’est lui qui a la bonne taille, tandis que les autres sont visiblement trop grands.
Quand on en arrive là, l’éleveur consciencieux qui a toujours veillé à maintenir le type tout en cultivant la qualité, ne peut qu’éprouver de l’amertume. Il sait que les chiens qu’il produit sont conformes au standard, mais les chiens qui s’écartent du type sont si nombreux que les autres éleveurs, imités par les exposants et les juges, suivent le mouvement, et lui se retrouve seul, à contre-courant.
C’est ce qui s’est produit chez plusieurs races, au Royaume-Uni et ailleurs, et j’ai ainsi pu voir maints éleveurs “à l’ancienne” réduire leur présence en expositions à peau de chagrin, pour la simple et bonne raison qu’ils ont le sentiment qu’il est vain de soumettre des chiens aux jugements de juges qui n’ont aucun sens de ce qu’il convient d’observer en priorité chez une race donnée. Et pourtant, ce sont bien eux les éleveurs qui devraient montrer les sujets qu’ils produisent sur les rings, de manière à ce que ceux qui ont gardé leur indépendance d’esprit puissent les voir, et les apprécier.
Tant que des chiens entachés de défauts importants mais du genre tape à l’oeil continueront de gagner, et tant qu’on continuera à les utiliser, les éleveurs novices ne verront aucune raison de rechercher une plus grande fidélité au standard.
Pourquoi en prendraient-ils la peine ? Ces chiens sont les chiens qui gagnent, et les propriétaires de ces chiens “modernes” sont généralement à même de dérouler un argumentaire ad hoc, où il est question d’évolution naturelle et d’améliorations évidentes. Dans certains cas, de fortes personnalités peuvent même contribuer à persuader les clubs de race de modifier leurs standards pour prendre en compte ces nouveaux chiens, ce qui est une abomination à tous égards. Et c’est sans parler du pouvoir de la publicité
Ce qui est regrettable, c’est que nombre des changements que nous avons pu observer flattent l’oeil de la majorité : quelle importance, dans ces conditions, qu’un chien ait l’encolure trop longue, ou bien soit trop poilu, trop droit, trop court, ou trop long ? Il est joli, et les juges apprécient son “look“.
Grâce à l’influence écrasante des réseaux sociaux, il est devenu on ne peut plus facile pour un chien qui s’écarte fondamentalement du type, déficient sur plusieurs points essentiels à la race, d’être reconnu comme “sensationnel“. Bien photographié, impeccablement toiletté, le chien “attrape-couillon” obtient d’innombrables “likes” et devient célèbre avant que vous ayez le temps de dire “ouf“. De plus, comme ce genre de chiens sont immanquablement photographiés en compagnie de leur handler, les juges qui fondent leurs jugements sur leurs recherches Facebook (si, si, il y en a…) contribuent à étoffer leur palmarès, si bien que les éleveurs qui n’ont d’autre but que de remporter des prix en expo viendront demander des saillies, perpétuant ainsi le cercle vicieux.
Il est un autre sujet de préoccupation, qui touche au caractère, particulièrement chez les races de travail à fort tempérament qui sont naturellement “dures”.
Bien-sûr, il n’y a pas de place sur les rings pour des chiens méchants ou agressifs, mais il y a néanmoins des races qui, si l’on veut qu’elles restent dans leur type, doivent préserver leur instinct de garde ; ces chiens peuvent bien-sûr être exposés, pour peu qu’ils soient réellement “sous contrôle“. Ce qui n’est pas souhaitable, en revanche, c’est de faire des choix d’élevage qui éliminent le caractère inhérent à ces races, pour en faire de simples chiens de compagnie.
Même s’il est indéniable que l’on participe aujourd’hui à des expositions canines pour remporter des CACS, des rosettes et des points davantage que pour oeuvrer à la préservation des races, il n’en demeure pas moins que le ring d’expo ne devrait pas cesser d’être la vitrine des éleveurs. Il serait bien triste que les vrais éleveurs, qui ont à coeur de maintenir le vrai type d’une race, ne puissent trouver les chiens nécessaires à la transmission de cette fidélité au standard pour en faire bénéficier les générations à venir.
Andrew Brace, juge (UK)
Avec l’aimable autorisation du CFATDT – traduction CFATDT